Les séchoirs à tabac de la vallée du Dropt
Le touriste, non informé en arrivant par chez nous, doit se demander à quoi servent ces hangars de bois, tous identiques, flanqués à côté des maisons d’habitation ou des fermes ? Ils sont signalés sur les panneaux autoroutiers en pénétrant dans le Lot et Garonne, comme curiosité à voir en vallée de Garonne.
Pour nous, gens du pays, ils passent inaperçus, tant ils font partie de notre patrimoine local. Ils nous ont vus naître, et naître peut-être aussi nos parents et grands-parents. Ces séchoirs à tabac ont fait florès dès la première moitié du 20ème siècle. Nulle insulte à leur égard, ils ont rendu bien des services et parfois en rendent encore, pour ceux qui ont su les conserver.
Ces séchoirs étaient des lieux de vie les mois d’hiver, une fois la récolte de fin d’été rentrée, pour l’effeuillage et la fabrication des « manoques », ces gerbes de 25 feuilles liées en tournant à la main. La culture du tabac en notre vallée du Dropt, est indissociable de la vie agricole depuis la fin du 19ème siècle. Ils se ressemblent tous en effet : haute stature rectangulaire surmontée d’une toiture à deux pans , recouvertes pour la plupart de tuiles, ou de tôles ondulées, et badigeonnés sur l’extérieur de couches sombres d’huile de vidange afin de protéger le bois et chasser les parasites, hôtes indésirables. Longs de 4, 5, 6 ou même huit travées en fonction des exploitations, ils étaient dotés de fenêtres de bois, avec un système de crémaillères à l’intérieur qui les ouvraient en inclinaison pour u ne bonne ventilation, une fois la récolte rentrée.
Sous le faîtage, des rangées parallèles de fils de fer, permettaient par un jeu de ficelle et avec l’aide d’un monte-charge de hisser 5 à 6 pieds de tabac suspendus la tête en bas. A ce moment là, les tabacs étaient moins gros que ceux de maintenant, moins d’engrais, seules les maladies étaient surveillées. Il s’agissait principalement de tabac brun. Qui d’entre nous n’est pas entré dans ces séchoirs en pleine activité d’hiver, où la famille, par tous les temps, effeuillait et discutait. C’était l’occasion pour le grand-père ou la grand-mère en mal d’ennui, de refaire le monde à l’écoute d’un transistor nasillard. Certaines familles ont connu quatre générations de planteurs jusque dans les années 60 et cultivait 42 000 pieds de tabac, d’autres 90 000 pieds, supervisés par la SEITA.
Après les récoltes parties, ces séchoirs étaient nos aires de jeux. Dans cette odeur de poussière ocre et âcre, qui imprégnait tout, on refaisait de nos petites mains ces manoques de tabac avec des restes de feuilles inutilisées. On les étirait jusqu’à la transparence, on humait fortement cette odeur caractéristique, sans penser une minute que certains d’entre nous un jour, deviendrait « accro » de cette herbe à Nicot.
Ces séchoirs étaient à l’occasion le site idéal pour les repas de noces, les « pampaillous » ou les baptêmes. La famille tendait des draps blancs sortis directement des armoires, afin de cacher le décor habituel du travail pour en faire un décor de fête. Pour les mariages, les petites mains féminines les décoraient de guirlandes de feuilles en forme de cœur, accrochaient des roses du jardin, et pointillaient les tables de pétales de roses. Certains pouvaient accueillir une centaine de convives : les agapes pouvaient commencer avec les voisins et les amis.
Le tabac n’est plus dans notre vallée. Mais les séchoirs sont restés. Certains ont été démolis. J’ai pu assister au démontage de l’un d’eux. Sous les planches extérieures abîmées, la charpente de chêne était intacte, fière d’avoir résisté à tant d’années. Les chevilles de bois qui fixaient les chevrons, n’avaient pas bougé, les araignées affolées, délogées partaient dans tous les sens, et leurs toiles grisâtres s’étiraient en lambeaux comme un rêve brisé.
Dany Blanc